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Coming Book: Chine 

October 3, 2014 
by Bruno Barbey 
It was in the wake of the official visit of President Pompidou Bruno Barbey discovered China in flux, but still under the influence of the Cultural Revolution.
At the time, most of the population were wearing the Mao suit and the walls were covered with colorful slogans. A few years later, the photographer returned and already saw the effects of the invitation of the Chinese people, by Deng Xiaoping: "Enrich yourselves." Nanjing, Suzhou, Macau, Hong Kong, Beijing, Shanghai ... Bruno Barbey returned to China many times and found in each room, pointing to the images, the profound changes that transformed the country.
This book brings together a selection of photographs taken during the last forty years; Barbey draws a portrait of a nation on the move, passed in such a short time of a post-revolutionary era to the rank of the new global economic giant.

Les Editions due Pacifique
Introduction by Jean Loh
Release date: November, 2014.

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La Chine du rouge au bleu

En 1938, Robert Capa est parmi les premiers à tenter de photographier la guerre en Chine. N’ayant pu atteindre le front de la bataille livrée par l’armée du Kuomintang contre l’agresseur japonais à Hankou, il repart, frustré, en Espagne, continuer son travail sur la guerre civile. En 1948, Henri Cartier-Bresson, qui a cofondé Magnum avec Capa et deux autres photographes l’année précédente, débarque en Chine pour suivre les derniers jours du Kuomintang à Pékin et à Shanghai, juste avant l’entrée en ville des communistes. En 1957, Marc Riboud, qui a rejoint Magnum quatre ans plus tôt, arrive en Chine depuis l’Inde via Hong Kong. Pour le premier de ses vingt-deux séjours chinois, il tombe en pleine cam- pagne des « Cent Fleurs ». Puis, en 1958, Henri Cartier-Bresson gagne à nouveau la Chine, invité par l’association des photographes chinois pour un reportage destiné à célébrer le dixième anniversaire de la fondation de la Chine populaire. L’exposition ne sera jamais montée : à part une parution dans Life Magazine, ce reportage (en couleur !) est resté dans les archives d’Henri Cartier-Bresson.
Bruno Barbey arrive à son tour en 1973, dans le sillage du président Georges Pompidou, alors en voyage officiel. Équipé d’un sac de rouleaux Kodachrome, d’une curiosité insatiable et d’un instinct du moment juste, il saisit la Chine et transmet avec pureté et simplicité ce qu’il voit, ce qu’il sent. Il n’est ni spécialiste de la Chine, ni historien, ni sociologue, encore moins politologue – il n’est pas là pour dresser un réquisitoire, il est sans préjugés ni parti pris: il porte un regard juste sur l’empire du Milieu, conforme aux préceptes du taoïsme. C’est surtout le commun des Chinois qui l’intéresse, qui le passionne.
Ce qui distingue Bruno Barbey de ses illustres contemporains, c’est d’avoir pu photographier la Chine à de multiples reprises pendant quarante ans. Depuis le début du xxe siècle, pas un photographe n’a eu la chance d’être un spectateur aussi assidu du si rapide changement de cet immense pays. Cela transparaît bien entendu sur les clichés de Bruno Barbey, où l’on peut voir la Chine virer littéralement du rouge au bleu, tandis que le Kodachrome de l’ère argentique cède peu à peu la place au kaléidoscope polychrome numérique.
Ce n’est pas un hasard si le présent ouvrage s’ouvre sur cette photo d’un homme en bleu assis sur le pied du grand bouddha de Leshan. nous sommes alors en 1980, le pays sort difficilement de dix années de révolution culturelle durant laquelle, notamment, des milliers de temples et de statues bouddhistes ont été détruits. Qui est cet homme ? Que pense-t-il du monde ? De quoi demain sera-t-il fait? Comme ce Chinois en costume Mao, assis à l’ombre d’une idole, Bruno Barbey se sent tout petit dans cette Chine immense, qui ne se livre à lui qu’au compte-gouttes au fil de quarante ans de fréquentation.
Alors que les excès de la révolution culturelle marquaient encore les esprits, comment pouvons-nous imaginer la réaction des Chinois de 1973 voyant Bruno Barbey, rare occidental, pointer sur eux son appareil de photo ? Lui-même s’étonnait des privilèges accordés aux journalistes et photographes qui accompagnaient Georges Pompidou, premier chef d’État français en visite officielle en Chine : « Personne ne nous disait ce que l’on ne pouvait pas photographier. Il n’y avait aucun cordon de sécurité à l’aéroport, je m’approchais d’aussi près que possible du président Pompidou et du Premier ministre Zhou Enlai. » Voire du troisième personnage de l’État chinois de l’époque, Wang Hongwen, et de Madame Mao (Jiang Qing), les deux éminents membres de la Bande des Quatre !
Cette liberté inattendue, Barbey l’a éprouvée en demandant l’autorisation d’aller photographier l’armée chinoise à l’entraînement. Sa requête acceptée, il a pu prendre ces clichés de soldats en tenue de samouraï à nankin et de miliciennes en exercice de tir à balles réelles.
Sur un bateau de croisière au lac de l’ouest de Hangzhou, Bruno Barbey pousse une porte au hasard et pénètre dans le salon privé où se reposent Pompi-dou et ses conseillers (dont Michel Jobert). Le président français allume une cigarette et Zhou Enlai semble se recroqueviller dans son coin. Bruno Barbey fait plusieurs clichés, en noir et blanc et en couleur. Il était le seul photographe dans ce salon. De ce très beau portrait émouvant de Zhou Enlai, probablement l’unique dans son genre, on ne peut qu’être frappé par la figure émaciée de ce mandarin de la Longue Marche, bordée par un bouquet de glaïeuls, affichant un air songeur, la main gauche fermée contre sa bouche comme réprimant ses paroles. Son apparente timidité cache-t-elle un sentiment d’accablement et de résignation, l’ombre de l’épée de Damoclès planant sur sa tête ? 1973, nous le saurons plus tard, est l’année de la campagne « Critiquer Lin Biao, Critiquer Confucius », dirigée en réalité contre Zhou Enlai.
Ne s’est-on jamais demandé pourquoi il tenait tant à accompagner Pompidou tout au long de cette semaine de visite officielle (du 11 au 15 septembre à Pékin et Datong, du 15 au 17 septembre à Shanghai, Hangzhou et Wuxi) ? aurait-il partagé le secret de sa maladie avec Georges Pompidou, lui aussi souffrant à l’insu du peuple?
Déjà, dans cette Chine en Kodachrome, on relève le passage d’une tonalité à dominante rouge (1973) à une teinte plus bleutée (1980). Cela tient pour une part à la chimie de la pellicule, qui met en valeur les couleurs chaudes. Cette époque coïncide surtout avec le passage de la ferveur révolutionnaire du maoïsme à la « normalisation » des années Deng Xiaoping. en 1973, les murs sont placar-dés de grandes affiches ou de fresques en rouge, c’est le ton de la propagande. Les années 1980, comme le constate Bruno Barbey, voient peu à peu s’estomper les tons rouges, au profit du bleu. Peut-être ce passage d’un ton chaud à un ton froid symbolise-t-il le retour au calme après trente ans de passion ? En témoigne l’apparition des jeans, interdits jusqu’alors.
En parallèle du virage chromatique, les changements de la société chinoise apparaissent aussi dans les photographies de Bruno Barbey. Dans ce cliché pris à Chengdu en 1980 par exemple : une femme porte un enfant devant un tableau mural qui montre le grand leader Hua Guofeng, saluant les masses ouvrières sous le slogan « L’industrie doit apprendre de Daqing ». Hua, aujourd’hui tombé dans l’oubli, était le successeur désigné par la Bande des Quatre à la mort de Mao. Daqing désigne l’industrie pétrolière qui marque une orientation nouvelle par rapport à la métallurgie qui prédominait des années 1950 aux années 1970. La femme, âgée, symbolise le passé ; l’enfant – unique, comme l’impose la loi sur la limitation des naissances – représente le futur de la Chine et le début de trente ans de croissance économique effrénée.
À Chengdu, Bruno Barbey se lève très tôt et immobilise dans la brume matinale ce chassé-croisé de cyclistes navigant comme des bancs de poissons; on entendrait presque les sonnettes fixées sur les guidons, le son quotidien des villes chinoises avant l’invasion de l’automobile. Dans ce désordre, il y a comme un ordre organique, les gendarmes de la circulation n’ont rien à faire, aucun accident ne peut survenir. Bruno Barbey saisit le ballet de bicyclettes qui se joue sous le salut d’une statue du président Mao, avec cette banderole rouge comme décor théâtral appelant aux « Quatre Modernisations ». aujourd’hui, la main toujours levée du président veille sur les gigantesques embouteillages qu’apporte la modernisation dans cette Chine devenue le premier marché mondial de l’automobile.
Dans la seconde partie de ce livre, on est frappé par la modernité, la fraîcheur lumineuse des couleurs de la Chine du xxie siècle. Le Shanghai d’aujourd’hui ouvre les bras au photographe comme pour accueillir un vieil ami habitué des allées de la Concession internationale, pour le surprendre avec ses nouvelles tours toujours plus hautes du quartier financier de Pudong. On peut mesurer les quarante ans écoulés, du point de vue his- torique autant que technologique, en passant de la Chine en Kodachrome à la Chine en numérique. Bruno Barbey lui-même ne cesse de s’émerveiller des améliorations toujours plus performantes des appareils photos. un jour que nous examinions son cliché de 1973 sur lequel une rangée de ballerines semble prête à bondir du spectacle du Détachement féminin rouge, il me dit avec une fierté feinte : « Je n’étais pas si mauvais que cela : réussir sans flash et sans fioritures ce cliché dans un théâtre pauvrement éclairé avec un film à 64 aSa, te rends- tu compte! »
Dans la Chine du xxie siècle, on comprend la fascination de Bruno Barbey pour les reflets des nouveaux immeubles de verre et d’acier, qui l’entraînent par- fois à confondre Shanghai et Hong Kong, mais surtout à composer des tableaux à multiples niveaux, comme en trompe-l’œil, mêlant affiches publicitaires et bâches décorées. Ces dernières servent à masquer les chantiers et sont souvent illustrées des nouveaux slogans de la Chine moderne. Le dernier en date, « Le rêve chinois », lancé par le président Xi Jinping en 2013, fait écho au célèbre « enrichissez-vous » de Deng Xiaoping. Ces slogans nourrissent les fièvres immobilière et consumériste de la nouvelle génération. aujourd’hui, les jeunes mariés qui se font photographier devant l’alignement de gratte-ciel du Bund s’exposent devant ces fresques publicitaires souvent spectaculaires qui remplacent désormais les exhortations révolutionnaires, voire idéalistes, des années « rouges ».
Le « rouge », qui était la couleur absolue des trente ans de campagne poli- tique, fait place au « bleu » de l’individu et de la vie quotidienne. Bruno Barbey profite de ces dominantes, en joue au gré de rappels d’un cliché à l’autre, par- fois pris à plusieurs décennies d’intervalle. Ici je me permets de citer l’historien de la photographie Hervé Le Goff, qui a admirablement dépeint l’œuvre du photographe : « Photojournaliste assurément, coloriste sans doute, Bruno Barbey est avant tout un auteur habile à transcrire la réalité sans outrance ni enluminures. en parcourant l’œuvre, en s’y promenant jusqu’à s’y perdre en impressions fugitives entrecoupées d’allusions poétiques, on s’aperçoit que, sous leurs aspects de scènes de vie ou de genre, ses images ont une dimension universelle et intemporelle » (extrait de Bruno Barbey, FotoCep, Istanbul, 2012).
Tout récemment, dans un jardin public de Shanghai où des retraités urbains pratiquent leurs exercices matinaux (taï chi et danse), j’ai vu Bruno Barbey d’une patience imperturbable, l’appareil photo en garde basse, se fondre tranquille- ment dans la foule, puis se déplacer imperceptiblement au milieu des couples tournoyant dans un fox-trot ou une valse surannés, le visage illuminé d’un sou- rire, recherchant avec tendresse le contact des yeux. À un moment, il entame même un timide pas de deux avec une Shanghaienne sexagénaire, danseuse solitaire, provoquant cette fois-ci un regard intéressé et une réponse positive à ce dialogue chorégraphié. Dans les rues de Shanghai ou de Kunming, j’ai pu observer le travail d’un chasseur d’images aux aguets. Fasciné par les tee-shirts des jeunes Chinois à l’anglais incompréhensible pour eux, sachant rester discret et respectueux des sujets photographiés, Bruno Barbey répond d’un sourire amusé et gracieux lorsque certains se montrent surpris ou intimidés.
Bruno Barbey serait tenté de demander aux jeunes Chinois comment ils voient la Chine de demain. La jeune génération, celle née dans les années 1990, est sans complexes, n’ayant connu que des jours toujours meilleurs. De plus en plus de jeunes partent faire leurs études en Amérique, en Europe, accentuant plus encore la différence du regard qu’ils portent sur la Chine vis-à-vis de celui de leurs aînés. En témoigne ce cliché étonnant d’un jeune couple éclairé par une belle lumière du soleil rasante qui est si intense que la jeune fille au chapeau baisse la tête, sans se départir de son sourire, tandis que le garçon la regarde amoureusement. une parfaite photo de cinéma. Sauf que le jeune homme est adossé à une publicité pour une procédure d’interruption de grossesse sans douleur.
L’étonnement perpétuel de Bruno Barbey devant les étalages spectaculaires de richesses en Chine ne l’empêche pas de s’arrêter devant les calligraphies des idéogrammes qui sont pour lui autant d’énigmatiques arabesques. Il pourrait se demander si le foisonnement et la prolifération d’images numériques omniprésentes dans la vie urbanisée de tous les jours sont une réalité ou une illusion. Témoin lui-même de ces mirages – à l’image de cette classe de yoga collectif dans le désert de la Mongolie, ou de cet hôtel futuriste surgi du sable –, il se demande si les couleurs de la Chine de demain ne refléteront peut-être pas les extravagances rococo d’un Disney Land, les feux d’artifice toujours plus sophistiqués, ou encore les images interactives de manga chinois sur écran mobile et projetées sur les façades de verre et d’acier d’immeubles de plus en plus hauts.
Bruno Barbey a immortalisé les lilongs bleus, éclairés à peine par les intérieurs minimalistes mais animés de la chaleur humaine des derniers survivants du vieux Shanghai, avant la démolition définitive de leurs quartiers et leur déménagement vers des tours de banlieue périphérique.
En même temps, le reporter humaniste qu’est Bruno Barbey nous rappelle à la réalité d’une Chine profonde, terrienne et intemporelle, loin de ces métropoles aux promesses mirobolantes : les idylliques reliefs karstiques tout en bleu des environs de Guilin, le lyrisme de la rivière Li à yangshuo... La vraie vie est donc aussi du côté de ce paysan solitaire labourant sa rizière avec son buffle, de ces pêcheurs au cormoran formant une ronde nocturne autour de leurs lanternes, ou encore de ces paysans participant à un cortège funèbre où les parents endeuillés marchent à reculons. C’est cela la vie, l’humanité chinoise saisie à bras le corps.
Jean Loh, Shanghaï, 2014